07/11/2025 elcorreo.eu.org  8min #295646

« La Panique Sociale Comme Arme » La « Stratégie du choc » en Argentine

par  Nora Merlín

Les émotions négatives telles que la haine et la peur sont devenues les principaux organisateurs sociaux.

La victoire de Javier Milei – tant en 2023 qu'aux récentes élections de mi-mandat – ne peut s'expliquer par les catégories politiques traditionnelles. La raison en est désormais indéniablement claire : la réalité sur le terrain, au-delà de toute analyse théorique, montre que la majorité de la population peine à joindre les deux bouts, vit dans l'angoisse et est profondément insatisfaite de l'action gouvernementale.

Il s'ensuit que le récent résultat électoral de La Libertad Avanza ne s'explique ni par une simple adhésion à un programme, ni par des intérêts économiques. Notre hypothèse centrale est que la révolution numérique a érodé les anciennes catégories et modifié le paradigme : le vote lors de l'élection des représentants ne reflète plus nécessairement une convergence de valeurs ou d'idéologies. Cette victoire est plutôt le reflet d'une profonde mutation de la subjectivité, qui se trouve désorientée, paniquée, déstabilisée par rapport aux piliers qui la soutenaient jusqu'à récemment, et privée de représentation politique.

La victoire de LLA en 2023 résultait de la convergence de plusieurs menaces vitales : le traumatisme persistant de la pandémie de coronavirus, une inflation galopante et une instabilité chronique. Ces facteurs ont engendré un climat d'angoisse, d'épuisement et de détresse sociale exigeant une solution rapide et urgente. La panique n'est pas un phénomène monétaire, mais plutôt une suffocation de l'individu et du corps social, un vide en matière de représentation.

Dans cette optique, toute proposition, aussi extrême ou violente soit-elle (comme le démantèlement de l'État), était acceptée et même récemment réaffirmée car elle était présentée comme une solution, une échappatoire. Le vote ne portait pas sur la stabilité économique ni sur une conviction idéologique, mais sur un désir ardent de stabilisation et de survie illusoires.

La fenêtre d'opportunité

Ce phénomène s'inscrit pleinement dans la thèse de Naomi Klein, exposée dans son ouvrage « La Stratégie du choc ». Klein soutient que les politiques économiques de Milton Friedman et de l' École de Chicago ont trouvé un écho favorable dans les pays à économie de marché non pas parce qu'elles étaient populaires, mais en raison de leur impact sur la psychologie sociale suite à des catastrophes ou des crises. Ces événements, alimentés par le choc et la confusion, ont conduit à la mise en œuvre de réformes impopulaires. Klein affirme que le capitalisme non seulement survit aux crises, mais les exploite activement pour imposer des changements radicaux qui, en temps normal, seraient rejetés par la société. L'angoisse économique et existentielle est devenue un choc collectif, rendant la société plus vulnérable aux propositions extrêmes et neutralisant la résistance démocratique.

L'insatisfaction démocratique a constitué l'opportunité que Milei a su exploiter. Le citoyen lambda avait le sentiment que les forces politiques en place étaient enlisées dans des luttes intestines, déconnectées de toute solution concrète. La crainte du statu quo économique et de l'hyperinflation a agi comme un puissant catalyseur, poussant l'électorat à adhérer à la promesse radicale qui garantissait le choc le plus violent possible.

Cette approche est essentielle pour comprendre pourquoi un projet de démantèlement des droits et de l'État a remporté une victoire éclatante en 2023, confirmée lors des dernières élections de mi-mandat. La panique facilite la mise en œuvre de mesures extrêmes de deux manières fondamentales :

  • Neutralisation de la résistance collective : La société, traumatisée par des années de crise, perçoit le choc de la nouvelle thérapie (ajustement radical) comme moins dangereux que la continuation de l'agonie précédente. Épuisée et apeurée, la population privilégie la promesse de stabilité à la défense des droits ou au débat démocratique, neutralisant ainsi sa capacité à formuler une opposition cohérente.
  • L'alibi de l'urgence absolue : Les dirigeants peuvent imposer rapidement les mesures (par décrets ou lois d'envergure) sous prétexte qu'« il n'y a pas d'argent » ou que « l'état du pays dont nous avons hérité ne laisse pas d'autre choix ». Ceci maximise l' effet de choc de la thérapie, avant que l'opposition ou les citoyens ne puissent appréhender et résister aux conséquences réelles du démantèlement.

La haine a servi de puissant facteur d'unification. Le discours de Milei s'est articulé autour de la désignation d'un « ennemi » clairement identifié : la « caste » et, fondamentalement, les « kukas » [kirchnéristes] et leurs électeurs. Cette stratégie du « nous contre eux » offrait à la société un bouc émissaire pour canaliser les frustrations accumulées, renforçant ainsi l'identité sociale par le rejet partagé.

La campagne La Libertad Avanza a démontré une maîtrise exceptionnelle de la techno-politique. Son message reposait non seulement sur le discours, mais aussi sur une habile manipulation des émotions et des algorithmes. Les réseaux sociaux, et notamment des plateformes comme TikTok et X, ont fonctionné comme des chambres d'écho où le contenu émotionnel (peur, colère, fascination pour la performance) s'est propagé naturellement et a été amplifié par le ciblage algorithmique.

La peur, l'indignation et l'identification à la rébellion ont été tissées dans un récit fondé sur de pures inventions, mais plausible et viral. Des algorithmes ont privilégié les contenus à forte charge émotionnelle, garantissant ainsi que le message libertarien atteigne toutes les couches de la population, accompagné de la promesse d'une refondation nationale.

Enfin, l'identification de Milei à des figures de l'extrême droite mondiale, comme Donald Trump, lui sert d'ancrage idéologique. Cet alignement n'est pas purement symbolique ; il légitime le modèle de cruauté économique et sociale qu'il prône. En reprenant une rhétorique qui présente la suppression des droits acquis et la déréglementation totale comme des étapes nécessaires à la prospérité, quelles qu'en soient les conséquences pour les populations les plus vulnérables, l'identification de Milei à des figures de l'extrême droite mondiale, comme Donald Trump, finit par légitimer son idéologie.

La ‘thérapie' : la cruauté comme sincérité et la cohésion par la haine

Cette thérapie de choc n'était pas un calcul économique, mais un phénomène psychologique et émotionnel. Dans un climat de méfiance totale envers les politiciens traditionnels, la virulence et l'agressivité du discours de La Libertad Avanza furent perçues comme une sincérité et une authenticité brutales. La menace cruelle et abusive de Trump porta ses fruits : « Si vous ne gagnez pas, si vous ne soutenez pas le président, il n'y aura pas d'aide économique », fut entendue comme la preuve qu'« il était sérieux ».

En l'absence d'une vision collective de l'avenir, les émotions négatives telles que la haine et la peur sont devenues les principaux facteurs d'organisation sociale. La peur affaiblit et annule la capacité de prendre en compte les conséquences, tandis que la haine envers un ennemi commun (la « caste » ou le « kuka ») devient un ciment social qui construit une idéologie et une identité collective fondées sur le rejet de l'« autre ».

Pour une partie de l'électorat, le projet de rigueur économique fut redéfini comme une « purge morale nécessaire ». L'idée que l'État-providence est synonyme de « gaspillage » et de « corruption » s'est imposée. L'ajustement drastique est perçu comme le seul remède, aussi amer soit-il, pour une société malade. La frustration accumulée après des décennies de crises a engendré un épuisement qui conduit à un désir de destruction totale (tabula rasa) ; la panique rend la souffrance aiguë et rapide (l'ajustement brutal) préférable à la souffrance chronique (l'inflation constante). Paradoxalement, le dirigeant qui incarne cette rigueur devient une figure d'identification. Porte-parole de la colère collective, son agressivité est interprétée comme l'expression ultime de la sincérité dans un système perçu comme trompeur.

La victoire de ce modèle, qui propose l'annulation du consensus historique sur les droits, est le reflet tragique d'une subjectivité épuisée, furieuse et surtout terrifiée, définie sur le moment et sous la pression de la menace. Les gens votent pour la cruauté lorsque la peur est à l'œuvre et lorsque la rage trouve une figure qui la canalise et la légitime.

La victoire de Milei est l'épilogue d'une crise aux causes multiples : une société terrifiée par l'économie, stressée par les changements technologiques, désenchantée par la politique et habilement mobilisée par une stratégie numérique qui a transformé le vide et la colère en votes pour un projet qui redéfinit radicalement la relation entre le citoyen, ses droits et l'avenir de l'État argentin.

Le triomphe de Milei en 2025 a résidé dans la même formule qu'en 2023… Les vieilles méthodes fonctionnent.

Nora Merlin* pour  Página 12

 Página 12. Buenos Aires, le 6 novembre 2025

*Nora Merlin. Psychanalyste. Magister en Science politique. Auteur du «  Populismo y psicoanálisis », «  Colonización de la subjetividad » et «  Mentir y colonizar. Obediencia inconsciente y subjetividad neoliberal ».  twitter.com

Traduit de l'espagnol depuis  El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

 El Correo de la Diaspora. Paris, le 6 novembre 2025.

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